Fin des années 80… Tom a 31 ans
Chapitre 1
Avec ses chaussures de ski dans les couloirs de la station, Tom a la démarche gauche d’un robot. Il se dirige vers les ascenseurs après une belle après-midi de ski. Il s’arrête devant les quatre portes en compagnie d’une bonne dizaine de personnes et attend que le sien arrive. « Je pense que je vais être obligé d’attendre le second car il y a foule ce soir ! » ne peut-il s’empêcher de penser. Soudain le voyant de celui du dixième étage s’allume annonçant son arrivée, mais personne ne bouge.
– Pardon ! Pardon ! Excusez-moi ! Je vais au dix, dit-il afin de se frayer un chemin parmi les skieurs en attente du leur.
Il ouvre la porte du monte-charge humain et y entre seul. Alors que la porte se referme quelqu’un appelle :
– Attendez-moi ! avec un accent étranger qui étonne Tom.
Il bloque instinctivement le lourd battant. La jeune femme le rouvre et entre à son tour, se contentant d’un :
– Merci !
Sa colocataire ponctuelle est aussi emmitouflée que lui : l’anorak remonté jusque sous son nez, les lunettes de ski encore en position de combat et le tout vissé sur un superbe bonnet blanc à pompon. Il cale ses skis contre la paroi et appuie sur l’unique bouton les emmenant vers le dixième étage. La cabine s’ébranle et attaque sa montée… mais à peine quelques secondes après le démarrage, un grand claquement se fait entendre et le sol se dérobe sous leurs pieds. L’ascenseur est en train de redescendre comme un caillou dans le vide, quand soudain un bruit strident se produit et les freins de secours font leur travail, provoquant l’arrêt brutal de la capsule en chute libre. N’étant pas préparés les deux skieurs s’écroulent sur le sol au moment où elle se bloque et la jeune fille s’exclame dans une langue étrangère :
– Og lort !
« Mais je connais cette langue ! C’est du Danois ! » se dit Tom alors qu’il tend la main à la jeune femme pour l’aider à se relever.
– Tout va bien ? Rien de cassé ? dit-il en articulant chaque syllabe. Speak english ?
– Non ! C’est bon je comprends bien le français… merci, dit-elle en se relevant grâce à son aide.
– Ne vous inquiétez pas ! Une équipe de maintenance va vite arriver et nous serons dehors d’ici cinq minutes.
– Ok, lâche-t-elle laconiquement.
Aussitôt la machine à remonter le temps se met en marche dans la tête de Tom « Mais que c’est bon d’entendre ce petit accent. J’en avais presque oublié la mélodie ! Heureusement pour moi il me reste les images de… Stina. Tu te rends compte ! Ça fait dix-neuf ans déjà ! J’en avais douze et elle quinze… une montagne à cet âge. Je revois encore ses grands yeux marron clair et ses longs cheveux châtains le jour où ma mère l’a accueillie chez nous pour les échanges culturels avec le Danemark.. Qu’est-ce que j’ai pu fantasmer sur elle ! Le soir j’attendais son retour du lycée et j’inventais tout un tas de stratagèmes pour la croiser dans la maison. Quand elle sortait de la douche, emmitouflée dans sa grande serviette de bain pour aller dans sa chambre, je rêvais que je l’y retrouvais et qu’ensemble nous découvrions l’amour. Mais j’étais jeune et maladivement timide, et tout ça n’est resté qu’à l’état de rêve divin… mais de rêve », pense-t-il alors que la jeune femme regarde sa montre toutes les trente secondes et semble excédée :
– Det er ikke sandt !
« S’il te plait, continue de parler en danois, même si au ton de ta voix je ne pense pas que tu dises de belles choses ! J’ai l’impression d’être dans une machine à remonter le temps, c’est comme si le son de cette langue presque oubliée déverrouillait une porte fermée depuis des années. Je revois comme si j’y étais les longues balades en voiture familiale assis côte à côte ou encore les soirées sur le canapé où parfois nos corps se touchaient par inadvertance. J’aurais tellement aimé lui dire qu’elle me faisait craquer ! »
– Ça ne devrait plus être long à présent !
– Je vois bien là l’optimisme français !
Tom ne répond pas, préférant retourner dans ses rêveries d’adolescent « Stina ! Et ce baiser au moment de partir à l’aéroport, quand elle est revenue en courant et a plaqué ses lèvres sur les miennes en guise d’au revoir, j’avais presque réussi à l’oublier ! Il a pourtant hanté mes nuits pendant des années, mais peu à peu avec le temps, mes fougueuses étreintes avec mes conquêtes d’étudiant l’ont remisé au rang des jolies petites histoires d’adolescent… mais c’est agréable de rouvrir le tiroir l’espace d’un instant ! »
Mais soudain le visage de Tom se fige. La jeune femme qui commence à avoir chaud enlève son bonnet et secoue sa longue chevelure foncée, elle ouvre son anorak et met ses lunettes dans son sac à dos.
– Vous croyez qu’on en a encore pour longtemps monsieur l’optimiste ?
Mais Tom reste muet.
– Désolée je ne voulais pas vous vexer, reprend-elle soudainement plus douce. J’ai eu une dure journée et c’est vrai que vous n’y êtes pour rien !
Malgré de plates excuses son voisin ne dit toujours rien et la fixe droit dans les yeux.
– C’est bon ! Je me suis excusée il me semble ! Vous pourriez avoir l’amabilité de me répondre !
Tom se contente d’enlever à son tour son bonnet, ses lunettes et d’entrouvrir son blouson de ski…
… Et le visage de Stina s’adoucit.