Octobre 1991
Tom n’avait pas perdu de temps, il s’était inscrit à la Royal Academy of Dramatic Art. La prestigieuse RADA, comme l’appelait ses pensionnaires, était une école que l’on devait mériter, mais une fois de plus Tom fit jouer ses connaissances et en l’espace d’une semaine il futinscrit. Le plus dur restait à faire et il pensait qu’il suffirait de donner son nom pour que le chemin de la gloire s’éclaire par magie comme tout ce qu’il faisait depuis son enfance. Mais voilà, ici le seul passe-droit que l’on pouvait obtenir était à l’extrême limite le sésame offrant l’entrée dans cette brillante école. Une fois à l’intérieur, seul le talent offrait à l’élève le droit d’accéder aux classes supérieures et Tom comprit très vite qu’il avait perdu le goût des heures de dur labeur.
Son seul soucifut de se lier rapidement avec un groupe de jeunes gens fortunés plus enclins à la fête qu’à l’apprentissage et il se fit vite embarquer dans des soirées alcoolisées qui finissaient toutes au petit matin. Bien entendu il n’était plus en état de comprendre quoi que ce soit en cours, étant donné le peu d’heures de sommeil qu’il avait à son actif et très vite le cercle vicieux recommença : fêtes plus alcool égaledégringolade scolaire. Tout ceci n’aurait été qu’une péripétie supplémentaire dans sa grandiloquente vie débridée, si au fond de lui il n’avait réellement voulu réussir, mais les vieux démons de ces six dernières années avaient du mal à lâcher prise.
Il toucha le fond le jour oùil se réveilla un mardi matin, avec un mal de crâne monumental et aucun souvenir de la soirée passée.
*
Deux filles nues se trouvent de part et d’autre de lui dans son lit, dont une a visiblement vomi pendant son sommeil. Il estdix heures du matin et il a une audition à la RADA à dix heures trente. Il saute du lit, s’asperge le visage d’eau, enfile le premier jean qu’il trouve, attrape un sweat au hasard et part en toute hâte à son école. Il arrive à bout de souffle trente secondes avant la fermeture des portes synonyme de refus… mais il aurait dûrester dehors.
Une fois dans la salle, en attendant son tour, Tom tente de répéter en silence la scène qu’il a tant bien que mal essayé d’apprendre la veille en la survolant, juste avant de partir à sa soirée. Malheureusement sa migraine le déchire littéralement et il n’arrive pas à recoller les morceaux du texte qu’il n’a même pas eu la présence d’esprit de prendre avec lui. Dix minutes d’attente se sont écoulées quand le professeur l’interpelle :
– Tom !C’est à vous !
Avec difficulté, ce dernier se lève et monte sur la mini estrade. Les autres élèves le regardent comme s’ils savaient. Leurs yeux le scrutent attendant avec impatience la chute d’un mythe, ou tout du moins d’un élève un peu prétentieux plein de charme, mais dont les capacités de travail semblent totalement surfaites.
« Je ne vais pas leur donner ce plaisir. Je ne vais pas m’effondrer devant eux. Je suis Tom et je peux tout avoir. Vous allez voir bande d’incapables, se dit-il avant de démarrer son monologue de Macbeth. »
– Est-ce un poignard que je vois là devant moi, la poignée vers moi ?Viens que je te saisisse !Je ne te tiens pas…
Tom a déclamé avec bravoure le début de la tirade mais tout à coup c’est le vide sidéral… une espèced’abîme où aucun mot ne trouve refuge. Son mal de crâne en profite pour se rappeler à l’ordre. Le trac le pétrifie pour la première fois de sa vie. Il est livide. Les regards des élèves et du professeur sont braqués sur lui. La pression est trop forte et subitement toute la soirée de la veille ressort sous forme liquide en le faisant rendre tripes et boyaux. La stupeur se lit tout à coup sur les visages. Tom a les jambes qui vacillent. C’est alors que le professeur reprend les rênes voyant que Tom est en train de se noyer.
– Très belle interprétation Actors Studio Tom… mais le monologue était un peu court, déclame-t-il sur un ton très vieil Angleterre, avant d’appeler les gens de l’entretien afin de nettoyer l’œuvre de son élève.
Mais Tom est toujours pétrifié, et ce dernier lui offre une porte de sortie.
–Vous devriez peut-être faire un tour par l’infirmerie jeune homme !
Ne se faisant pas prier deux fois, le jeune élève sort de la classe sans dire un mot en se tenant le ventre, simulant une intoxication alimentaire.
Une fois dans le couloir, il prend ses jambes à son cou et en seulement quelques secondes se retrouve dans les rues de Londres, ne sachant pas encore que c’estla dernière fois qu’il franchit la porte de ce prestigieux établissement où tant d’acteurs célèbres ont fait leurs armes.
*
Après avoir marché une bonne heure afin de laver l’affront qu’il s’était auto-infligé, Tom s’assit sur un des nombreux bancs en bois du Queen Mary’s Rose Gardenset essaya de comprendre ce qui lui était vraiment arrivé. Il ne lui fallut que quelques secondes pour que les paroles du vieux barman de Bali lui reviennent à l’esprit :« Tu ne seras heureux qu’en méritant ce que tu as ».
Et pour la première fois de sa vie, il fut honnête avec lui-même : « Je ne mérite pas d’être acteur en m’y prenant de la sorte. J’ai acheté mon entrée en faisant un don. Je ne travaille pas comme les autres élèves qui eux veulent percer pour s’en sortir. Je sors et je fais la fête en exhibant ma fortune… je suis un lâche. Il me faut radicalement changer de vie. Ici je n’y arriverai jamais : trop de lieux, de gens me rappellent ce que je suis. Je dois aller quelque part où personne ne me connaît, changer d’apparence, de train de vie et apprendre le métier d’acteur en démarrant par le bas de l’échelle… dorénavant je devrai mériter ce que j’ai. Maintenant il me faut trouver une destination. »
À peine deux jours plus tard il avait résolu tous ses problèmes en décidant de partir vivre à Sydney sur la côte Est de l’Australie. Connaissant comme tout le monde son opéra en forme de voiles au bord de l’eau, il se dit que cette ville devait respirer la culture, et en plus ils parlaient la même langue que lui, ce qui simplifierait grandement son apprentissage de l’art dramatique. Il allait refaire sa garde-robe en allant s’habiller dans des friperies, louerait un petit studio dans un quartier étudiant et n’aurait même pas à changer de prénom puisque là-bas personne ne le connaissait, juste un nouveau nom au cas où quelqu’un ferait le rapprochement avec sa familleet sa fortune. Il allait enfin être une personne lambda aux yeux de tous.
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Deux semaines plus tard il débarquait à Sydney en classe éco. Le voyage lui parut une éternité comparé aux coupes de champagne et au lit de la classe business, mais il ne voulait plus sortir de la nouvelle ligne qu’il s’était tracée :il était à présent un étudiant qui avait mis de côté juste de quoi aller de l’autre côté de la planète pour vivre une nouvelle expérience.
Son minuscule une pièce n’avait aucune commune mesure avec son deux-cent cinquante mètres carrés en plein centre de Londres, mais il se dit : « S’il faut en passer par là pour comprendre ce que vivent la plupart des gens sur cette terre, alors soit. Je n’aime pas du tout mes nouveaux habits… ils sont tous mal taillés comparsé à ceux sur mesure de ma garde-robe de Londres, mais je ferai avec. » Pour les cours de théâtre il ne refit pas la même erreur en s’inscrivantà la National Institute of Dramatic Art de Sydney, mais en choisissant un simple cours du soir :celui de Missis Jones. Ce nom lui avait plu, lui rappelant la chanson de Ray Charles qu’il adorait… se disant que c’était un signe du destin.
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C’est le grand soir, celui de son premier cours. Il s’habille tout ce qu’il y a de plus ordinaire et part en vélo à contrecœur, puisqu’en voiture il mettrait trois fois plus de temps à cause de la circulation. Mais il a de la chance car l’itinéraire le fait passer par le bord d’un des innombrables bras de mer qui serpentent à l’intérieur de Sydney, et ce nouveau mode de transport qui n’est d’habitude pas le sien commence à le séduire. « Ma foi ! C’est vrai qu’à quinze kilomètres heure j’ai le temps de profiter du paysage, dans mon Aston Martin mon attention n’est focalisée que sur la route qui défile et je me rends compte de tout ce que jeperds. Le bruit des vagues, le ballet des oiseaux dans le ciel, les maisons aux formes particulières, un pochoir sur un mur par un adepte de Bangsy. Bon ! Parfois c’est pas terrible non plus : en voiture je n’aurais même pas remarqué ce clochard endormi cuvant son vin, mais tout ça c’est la vie et j’adore »,ne peut-il s’empêcher de penser tout en donnant de brefs coups de pédales.
Moins de dix minutes lui suffisent pour couvrir la distance. L’école n’a rien de commun avec ce qu’il a connu à Londres. C’est une vulgaire porte de garage qui fait office d’entrée. Une fois à l’intérieur, ce n’est pas mieux puisque les salles de cours sont disséminées dans la maison au grédes pièces qui autrefois servaient de chambres, de cuisine ou de salle àmanger. C’est ainsi que pour son premier contact avec l’art dramatique australien, Tom a droit à un frigo et un lavabo derrière lui et la petite quinzaine d’apprentis acteurs, dont l’âge varie entre ado et la cinquantaine, sont tous juchés sur des tabourets dépareillés.
Sa première réaction est de fuir, mais au milieu de cette assemblée hétéroclite se trouve une fille sur laquelle il bloque. Elle rayonne au milieu de la pièce, il doit lui parler. Sans réfléchir, alors qu’elle est en pleine conversation avec un autre acteur, il traverse la pièce, se plante devant elle et se lance,oubliant qu’il n’a plus sa panoplie de super dragueur plein aux as :
– Bonjour, Moi c’est Tom.
La belle australienne se retourne, le fixe avec étonnement et lui répond laconiquement avant de reprendre sa conversation.
– Moi c’est Rose.
Tom pour la première fois de sa vie vient de prendre un râteau. Il est là, planté devant elle qui parle à un autre sans le calculer le moins du monde. Ce sentiment de gêne le paralyse. Il n’a absolument pas l’habitude et ne sait plus du tout quoi faire. Voyant que la fameuse Rose ne daigne absolument pas tourner la tête vers lui, il prend le premiertabouret qu’il trouve et va s’y réfugier, tout en priant que personne n’ait prêté attention à la scène.
– Un peu de silence s’il vous plait. Aujourd’hui nous recevons un nouvel élève qui nous vient de Londres… la patrie de William Shakespeare. Je vous présente Tom.
Enfin elle le regarde… comme d’ailleurs tout le reste de la classe.
– Peut-être que tu voudrais nous dire quelque chose ?
Tom se lève et prend la parole.
– Missis Jones j…
– Je t’arrête tout de suite. Ici pas de Missis Jones, c’est Mia et on se tutoie tous.
– Ok, donc bonjour Mia, ravi de faire votre… ta connaissance. Y a pas grand-chose à dire : je viens de Londres et j’aiéconomisé pendant quatre ans en faisant des petits boulots à droite et à gauche pour me payer ce voyage de un ou deux ans en Australie.
– Tu as traversé la planète pour venir à mes cours ! Tu m’en vois flattée.
– En fait… je… c’est pas…
– Je plaisante, en tout cas bienvenue dans notre petit groupe et j’espère que tu t’y sentiras comme chez toi. N’hésite pas à venir me demander quoi que ce soit, ou à n’importe quel élève d’ailleurs. Et maintenant passons au cours.
Tom se rassoit et automatiquement les regards, dont celui de Rose, qui étaient braqués sur lui il y a encore de cela deux secondes, se tournent instinctivement vers la professeur de théâtre.
*
Une fois chez lui, Tom se demanda réellement s’il allait retourner là-bas. Ne valait-il pas mieux trouver un cours plus sélect, en accord avec sa condition ?Puis en réfléchissant il se dit : « Tous les jours la route pour y aller estbelle. La fameuse Mia a l’air assez cool comparée aux profs coincés de la RADA, et puis John m’a dit qu’il fallait que je sorte de ma zone de confort, ce qui estexactement le cas. Mais c’est indéniablement Rose qui fait pencher la balance en faveur des cours de Missis Jones. Cette fille a quelque chose que toutes celles que j’ai connues ne possédaient pas. Je n’arrive pas à savoir quoi mais elle dégage quelque chose de fort. Elle donne l’impression de savoir ce qu’elle veut, et surtout la sensation qu’elle n’a besoin de personne pour tracer sa route. »
Il prit donc la décision de faire une semaine d’essai et si l’ambiance le déstabilisait trop, il changerait d’école.
Le lendemain en arrivant àson deuxième cours, il était un peu plus à son aise. Il dit bonjour à certains, et Rose se contenta d’un « Salut » avant de continuer sa route.
Mia était une personne très agréable et avait une façon très à elle d’inculquer les bases de son art, tout en douceur sans jamais braquer les élèves. Tom commençait à se sentir bien dans cet étrange endroit.
troisième Au bout d’une semaine il ne voyait presque plus le côté brinquebalant du lieu et ne s’intéressait à présent qu’à ce qui s’en dégageait. C’était quelque chose de nouveau pour lui qui n’avait jusqu’à présent vécu que dans du très haut de gamme. Il avait appris plus en quelques jours qu’en plusieurs mois à la Royal Académy of Dramatics Artde Londres. Mia était incroyable. Avec elle impossible de rater une scène, elle arrivait toujours à décoincer les rouages bloqués en inversant la situation, en le faisant jouer les yeux fermés, en le faisant tourner sur lui-même. Une fois, voyant qu’il n’arrivait pas à donner la quintessence de sa prestation, elle lui demanda d’aller jusqu’au marchand de fleurs qui se trouvait à deux pâtés de maisons de l’école en courant, et dès qu’il revint à bout de souffle elle lui demanda de déclamer instantanément sa tirade. Ce fut parfait, rempli d’émotion et entrecoupé de respirations saccadées. Il entira la leçon de toujours s’immerger dans son personnage avant de jouer une scène… et en général le texte n’était qu’une formalité.
Rose ne faisait toujours pas attention à sa petite personne et cela commençait à l’inquiéter. Lui àqui d’habitude il suffisait de claquer des doigts pour que les filles tombent dans son lit, était cette fois impuissant faceà cette jeune australienne, mais il décida de relever le défi :
« Elle va finir par succomber
à mon charme»
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