Avril 1991
Quand Tom ouvre les yeux, son crâne semble sur le point d’éclater. Il ne se rappelle même plus ce qu’il a fait la nuit dernière. « Je vais aller prendre une bonne douche, faire deux trois aller-retour dans cette piscine de rêve, et après un somptueux petit-déjeuner pris sur la terrasse dominant la plage,j’irai me faire masser. Voilà un programme qui devrait aisément me faire oublier cette satanée gueule de bois », se dit-il en se dirigeant vers la salle de bain.
Une heure plus tard il est allongé sur la table de massage situé dans une petite tente en bambou recouverte de voilages fins qui ondulent au gréde la brise de mer. Seul le côté donnant sur l’océan est ouvert, permettant aux clients de contempler cette merveille. Tom est dans le plus simple appareil, vêtu d’une simple micro serviette reposant sur ses fesses. La masseuse, sensiblement du même âge que lui et d’une beauté renversante, arrive dans la pièce. Elle s’enduit les mains d’huile, retire le dernier rempart de l’intimitéde Tom et démarre sa séance par le dos. Petit à petit le mal de tête qui était toujours présent commence à se dissiper sous les mains expertes de la jeune indonésienne. Le ressac de l’océan l’apaise.
La jeune fille lui demande de se retourner, remettant sur sa virilité la serviette salvatrice. Àchaque va et vient des mains sur son torse, Tom a une vue plongeante sur le décolleté de la masseuse. À présent elle passe derrière sa tête et se penche au-dessus de lui afin de travailler différemment ses mouvements. Sa poitrine est suspendue sous les yeux de Tom qui commence àavoir de plus en plus de mal à canaliser ses ardeurs. Les seins de la jeune fille dansent en transparence sous son chemisier et la mini serviette de Tom est maintenant en quasi-apesanteur. Il est plutôt bel homme et il tente sa chance, même s’il sait que ce n’est pas unétablissement de la sorte. Il déploie son arme de séduction massive: son sourire, et la jeune masseuse capitule. Sachant en un instant qu’il a gagné, Tom fait glisser le dernier rempart protégeant son corps, alors qu’elle déboutonne lentement sa blouse.
Quelques minutes plus tard les deux corps huilés sont étendus haletants après cette folle exploration mutuelle, quand une voix les interpelle à travers le rideau.
– Annisa ?
–Oui, répond la jeune masseuse en essayant de donner à sa voix une certaine contenance.
– John voudrait savoir si tu prendras un thé entre tes deux clients ?
Toutà coup Tom a l’impression d’avoir un électrochoc. Ce nom a reconnecté ses neurones. Tout lui revient dorénavant… la soirée de la veille… les rhums… John…et cette phrase :Tu ne seras heureux qu’en méritant ce que tu as.
– Vite monsieur, il faut nous rhabiller. Mon prochain client est dans deux minutes et il n’aime pas que je sois en retard.
– Bien sûr, lui dit-il tel un automate, ses pensées étant dorénavant auprès du barman à la parole de sage.
Machinalement il met une main dans sa poche et en ressort un billet qu’il tend à Annisa.
– Mais Monsieur, je n’ai pas fait ça pour l’argent… juste parce que vous me plaisiez!
Tom se sent tout àcoup honteux de l’avoir insultée avec son billet et il bafouille:
– Je… en fait… c’était… enfin… pour vous être agréable pas pour vous offenser. Oubliez ce dernier geste et sachez que j’ai eu le plus beau massage de toute ma vie.
La jeune fille lui sourit, l’invite à sortir en soulevant le voilage et lui glisse à l’oreille quand il passe à sa hauteur:
– Je suis là tous les matins à partir de neuf heures.
Maisà peine est-il dehors que son esprit se reconnecte à John. Il faut qu’il en ait le cœur net :il doit le revoir. Le temps de faire le chemin le menant au bar et Tom est devant un homme de dos qui prépare visiblement un Mojito.
– John !
Le serveur se retourne.
– Désolé! Il ne prend son service que dans une heure.
–Mais il vient juste de demander à Annisa si elle voulait un thé ?
– Oui, en fait il est en cuisine en train de manger et il aime bien être aux petits soins avec tout le monde. C’est un brave homme.
– Je ne le sais que trop bien. En cuisine vous dites !
– Oui c’est après la salle de restaurant sur la droite.
– Merci et bonne journée, répond Tom en prenant la direction indiquée.
Quelques minutes plus tard il est dans les cuisines et aperçoit un petit groupe attablé. Sans réfléchir il fonce droit sur eux, ne se préoccupant pas de leur intimité.
– Bonjour John. Pourrais-je vous parler ?
Le vieux serveur se lève et le prend à l’écart.
–Que vous arrive-t-il qui ne puisse attendre que je prenne mon service ?Vous savez que si vous désirez quoi que ce soit, mon collègue fera votre bonheur !
– C’est à vous que je voulais parler. Hier soir nous avons eu une soirée riche en échanges, mais je pense que le rhum a eu sur mon cerveau des vertus nettoyantes car la seule chose dont je me souviens c’est cette phrase: « Tu ne seras heureux qu’en méritant ce que tu as. »
– Oui c’est la base de tout. Vous avez retenu l’essentiel Monsieur.
– Mais dites-m’en plus s’il vous plait. Je dois avouer que je suis perdu.
– Alors ma première leçon sera… mais tout à coup le barman hésite. Il sait qu’il n’a pas le droit de faire la leçon à ses riches clients, mais pour je ne sais quelle raison, il aime bien ce petit jeune qui ne semble pas avoir mauvais fond… juste une mauvaise éducation, ou du moins pas la bonne. Et il reprend: tout d’abord vous allez me laisser finir de manger avec mes collègues, car celane se fait pas d’interrompre un repas, dit-il armé d’un grand sourire.
– Oh !Désolé!Je n’y ai même pas réfléchi. Je vous laisse, mais on se voit après ?
–Mon service démarre dans une heure et j’aurai terminé d’ici un quart d’heure. Je vous retrouve sur la plage.
– À tout de suite John et bon appétit.
– Merci Monsieur, dit-il poliment en retournantà sa table.
*
Tom alla sagement s’asseoir, et siroter un cocktail local allongé sur un transat qui surplombait la baie, en attendant le barman. La forêt luxuriante, les falaises qui se jetaient dans l’eau, le ressac de l’océan… tout était parfait, seul l’esprit de Tom carburait à la vitesse grand V. Il savait au fond de lui ce que cette phrase énigmatique de John signifiait mais il ne voulait pas le voir. Depuis six ans toute son existence était basée sur du superflu et du luxe, dénué de toute forme de mérite. Même quand il faisait du ski, il se faisait déposer en hélicoptère et ne prenait pas le temps de gravir la montagne à pied. Même constat pour le surf. Alors que chacun essayait de passer le rouleau compresseur de la première vague en plongeant sous cette dernière, lui ne s’embarrassait pas de ces considérations bassement techniques puisqu’un jet ski le déposait au large afin qu’il puisse bénéficier du meilleur tube… une fois de plus il consommait, mais ne méritait pas.
*
Ça y est Tom aperçoit John et lui fait signe de monter, mais ce dernier l’inviteà le rejoindre sur la plage. Tom abandonne son breuvage et descend le retrouver sur le sable.
– Je préfère être ici Monsieur. Les patrons n’aiment pas beaucoup que les employés s’assoient avec les clients. Hier soir c’était exceptionnel.
– Je comprends John. Donc pourriez-vous m’éclairer un peu sur cette énigmatique phrase?
– Elle n’a rien d’énigmatique Monsieur. Vous voyez tout à l’heure, quand vous êtes venu en cuisine, vous ne le méritiez pas car vous avez voulu tout avoir tout de suite. Alors que maintenant vous le méritez car vous avez attendu un petit quart d’heure. Dans la vie tout n’est question que de mérite. Quand tout est facile on en perd la saveur.
– Si je comprends bien, moi qui suis millionnaire je ne serai jamais heureux ?
– Je n’ai pas dit ça Monsieur. Il vous suffit de réfléchir et de trouver quelque chose dont le mérite ne reviendra pas à votre portefeuille.
– Mais tout est lié à l’argent !
– Heureusement que non, sinon l’existence serait bien terne, plaisante le barman.
– Mais alors donnez-moi un exemple !
– Prenons quelque chose de simple. Je vous observe depuis quelques jours, désoléc’est le propre de ma profession, et je me suis aperçu que vous allez toujours vers les filles faciles que vous séduisez en une seconde dès qu’elles ont compris que vous étiez quelqu’un d’important.
Tom ne peut s’empêcher de repenserà l’épisode de la cabane de massage qui malheureusement confirme les dires du vieux sage.
– Vous voyez, en vous attaquant à des femmes aussi riches, voire plus que vous, ou totalement désintéressées, vous devriez avoir plus de mal à les conquérir sans jamais être sûr d’arriver à vos fins… du coup si vous finissez par gagner leur confiance, je peux vous assurer que votre bonheur sera décuplé, car vous l’aurez mérité. Mais ceci peut s’appliquer à tout, comme le sport, les arts, ou pourquoi pas les affaires, l’amitié, l’entraide, le social et j’en passe.
– Le souci c’est que je n’ai jamais été éduqué de la sorte!
– Alors il va falloir vous y mettre sous peine d’être malheureux tout le reste de votre existence, lâche abruptement John.
–Wouah! Vous venez de me mettre un coup de massue sur le coin de la figure.
–Faites-vous confiance. Vous avez l’air d’un jeune homme bien et je ne m’inquiète pas pour vous…vous trouverez.
– Mais vous ne me connaissez pas !
–L’observation Monsieur… l’observation, dit-il en souriant. Maintenant je vais être obligé de vous laisser, je dois aller servir des cocktails. Mais si vous voulez on se retrouve ici demain à la même heure et on fait le point après une journée de réflexion ?
– Avec plaisir John, répond Tom armé d’un grand sourire tout en lui tendant la main, ce qui semble toucher le vieux sage.
*
Ce fut ainsi que tous les jours pendant les deux semaines qui suivirent, sur le coup des onze heures, Tom et John firent de longues promenades sur la plage, ce dernier essayant de défaire rapidement ce que l’éducation privilégiée de la haute bourgeoisie londonienne avait mis vingt ans à façonner, et de lui inculquer les réelles possibilités qu’offrait une vie. Plus les jours passaient et plus Tom prenait conscience de ses agissements…même s’il continuait quand même à rendre visite à Annisa tous les matins au salon de massage. Et quand ce fut l’heure de partir, Tom promis à John qu’il repasserait le voir pour lui raconter ses progrès… si tel était le cas.
Dans l’avion Tom ne regarda pas de film, n’essaya même pas de courtiser la belle blonde assise à côté de lui, son esprit tout entier étant obnubilé par la recherche de son hypothétique quêtedont il devait à tout prix trouver les grandes lignes, sous peine de passer à côté de l’essentiel de sa vie. Il passa en revue tous les secteurs qu’il connaissait « Bon! Les voyages: trop simple vu mon compte en banque. Le sport: pas facile de s’entrainer pour devenir un champion. Les affaires: pourquoi pas mais d’un côté mes hommes d’affaires s’en chargent très bien eux-mêmes. Devenir artiste peintre ou sculpteur: j’en ai pas vraiment les capacités… », mais aucun ne trouvait grâce à ses yeux. Il avait beau tourner et retourner toutes les options, aucune ne lui procurait la motivation nécessaire à un acte d’abnégation tel que le lui avait préconisé John. Et il débarqua à Londres l’esprit maussade, alors qu’il aurait dû être d’une forme olympique après un mois sur cette île magique de Bali.
Pendant les mois qui suivirent Tom essaya de s’intéresser à ses affaires, mais force était de constater qu’il n’avait pas les mêmes capacités que son père et il préféra donc reprendre de la distance avec son bureau. Il essaya de s’investir dans quelques sports, mais retombait inexorablement dans l’ambiance des clubs huppés de la jet-settrès peu en adéquation avec sa nouvelle philosophie de vie… toujours introuvable.
Ce fut par hasard qu’il tomba dessus… un après-midi d’automne alors qu’il arpentait les rues de Londres dans le West-End,cette partie de la City regroupant la majorité des théâtres.
*
Il marche sans aucun but le regard dans le vide lorsqu’un déluge s’abat sur lui. Pris de panique il se réfugie sous le premier préau à sa portée. C’est celui d’une grande bâtisse abritant un de ces fameux théâtres et pas plus tôt à l’abri, une jeune fille lui propose d’acheter un billet. « La pluie n’a à priori pas l’intention de s’arrêter et je ne suis absolument pas équipé pour lutter contre elle, je vais peut-être me laisser tenter!» se dit-il en sortant son portefeuille. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur qu’il prend connaissance de la pièce qui va être jouée: Macbeth. Son premier réflexe est de rebrousser chemin, mais devant le mur d’eau il se résigne et reprend place dans son fauteuil.
Quand le rideau se lève une étrange sensation lui parcourt l’échine. C’estla première fois qu’il va dans un tel lieu, préférant les salles obscures du cinéma pour assouvir ses besoins de pseudo culture. Dès les premiers mots il est captivé. Au bout d’une heure il estému et quand le rideau tombe il se surprend à se lever et à applaudir à tout rompre… il vient d’être touché par quelque chose pour la première fois de sa vie et cela l’enivre.
« J’ai trouvé ma quête:
Je vais devenir Acteur »
&
Commander « la Version papier » … 17,30 E