Avril 1991
–Monsieur, je pense que pour ce soir il est temps de mettre un terme à votre histoire d’amour avec cette bouteille de rhum, lâche aimablement le vieux barman du Bulgary Resort Bali.
Tom ne bouge pas. Il est installé au somptueux lounge bar depuis maintenant trois heures. Ses deux coudes sont posés sur le comptoir et il maintient négligemment sa tête à l’aide de ses deux poings fermés. La piscine à débordement donnant sur l’océan est baignée d’une douce lumière vert émeraude et un beau clair de lune illumine la baie, mais Tom ne semble pas s’en préoccuper. Quand subitement il sort de sa léthargie.
– Sachez Monsieur qu’avec tout le respect que je vous dois, vu que vous pourriez être mon grand-père, du haut de mes vingt-quatre ans je peux vous assurer que j’ai une longue expérience de cette boisson des îles.
–Je n’en doute pas Monsieur, mais j’ai arrêté de compter au bout du septième verre et c’était il y a plus d’une heure !
– Alors juste un p’ti dernier John, si je peux vous appeler par votre prénom, et je vous raconte une histoire totalement folle. Enfin, si vous avez le temps ?
– Il n’y a aucun souci avec le fait de m’appeler John, vu que c’est le nom que m’ont donné mes parents. Il est une heure du matin, il n’y a plus personne autour de la piscine et je dois fermer à deux heures… j’ai par conséquent tout mon temps Monsieur.
– Alors tout a commencé, il y a six ans. Je venais tout juste d’avoir dix-huit ans et je n’étais entré dans la célèbre université anglaise de Cambridge que depuis une semaine quand on me fit convoquer dans le bureau du directeur où on m’apprit que mes parents s’étaient tués dans le crash de leur jet privéen rentrant de je ne sais où.
– Toutes mes condoléances Monsieur.
– Merci mais ils n’en valaient pas la peine, lâche Tom sans une once de nostalgie dans la voix.
– Vous parlez quand même de vos parents !
– Non, je vous assure, ils n’en avaient que le nom. Depuis que je suis né je n’ai jamais passé un moment en tête à tête avec aucun des deux. C’est une nourrice qui m’a élevé, plus tard ce fut un majordome et dès que j’ai eu six ans ils m’ont envoyé en pension. À chaque vacance ils m’envoyaient au bout du monde vivre les expériences les plus extraordinaires qu’un jeune homme puisse rêver… mais sans eux. Mon père travaillait sept jours sur sept, seul le bon fonctionnement de ses affaires lui importait. Ma mère pour sa part n’avait qu’un intérêt modéré pour ma petite personne, préférant de loin ses parties de bridge et ses cours de tennis avec ses amis de la haute société londonienne. Donc je peux vous assurer que je n’ai versé aucune larme pour ces deux êtres qui n’étaient pour moi que deux vagues connaissances.
– J’en suis navré Monsieur, l’interrompt le barman subitement mal à l’aise.
– Ne le soyez pas. Ils ont quand même fait quelque chose de bien en faisant de moi la sixième plus grosse fortune d’Angleterre à même pas vingt ans. Inutile de vous dire que je ne suis pas resté une seule seconde de plus dans cette université, et que je me suis empressé de VIVRE. J’avais de l’argent pour dix générations. Je n’étais plus obligé de travailler. J’étais l’homme le plus heureux de la terre…alors que je venais de perdre mes parents.
Du coup j’ai entamé un tour du monde à ma façon, allant surfer les plus belles vagues de la planète, me faisant déposer en hélico sur les sommets enneigés les plus improbables des deux hémisphères, me payant des bolides au prix exorbitant qui auraient pu faire vivre une famille toute une vie ici, et que je changeais sans état d’âme tous les trois mois, sortant avec des top-models toutes plus belles les unes que les autres, mais auxquelles je ne prêtais pas la moindre attention, vu que je n’avais qu’à sortir ma carte American Express Centurionpour les séduire.
– Mais vous n’êtes plus heureux, lâche brutalement John.
– Vous êtes perspicace. En effet j’ai tout pour l’être et je n’arrive pas à me dire que je le suis. Je ne comprends pas pourquoi, sans vous offenser, vous souriez tout le temps, alors que vous devez travailler dix heures par jour et moi qui me prélasse au soleil sur ce point de vue de rêve, dans cette île paradisiaque, je fais peine à voir ?
– Est-ce que je peux me permettre une réponse avant que vous ne finissiez votre verre ?
– Je ne demande que ça !Mais avant : servez-vous un verre. C’est moi qui régale.
– Monsieur, c’est strictement interdit !
– Si on vous dit quoi que ce soit, je dirai que je vous ai forcé… sinon je rachète l’hôtel, dit-il l’air sérieux.
– Après tout, si à soixante-treize ans je ne peux pas m’autoriser une petite folie !
Mais Tom voyant que le barman attrape un rhum bas de gamme, le stoppe :
– Pas celle-ci, prenez plutôt cette bouteille de Neisson 95 Armada.
– Vous n’y pensez pas !C’est une bouteille à plus de deux mille dollars !
– Alors raison de plus pour m’en servir aussi un verre.
Le serveur comprenant qu’il s’est fait piéger, s’exécute et s’assoit à côté de son client. C’est la première fois qu’il est de l’autre côté du bar et qu’il peut contempler la vue. Il fait tournoyer le liquide au fond de son verre et s’apprête à avaler une gorgée de ce nectar, lorsque Tom le coupe :
– Arrêtez ! On ne va pas déguster cette perle accoudés au comptoir comme de vulgaires touristes ! Prenez deux Cohibaset allons les fumer dans ce canapéqui domine l’océan.
N’essayant même plus de comprendre, John s’exécute et rejoint Tom qui a pris les deux verres. Une fois confortablement installé, son cigare dans la main gauche et son verre de rhum dans l’autre, le barman savoure cet instant : l’espace de quelques minutes il est quelqu’un d’important.
– Maintenant que nous sommes dans de bonnes conditions, je suis tout ouïe, quel est donc votre secret pour être heureux.
– Oh !Il n’a rien d’extraordinaire Monsieur !
– Appelez-moi Tom s’il vous plait !
– Je veux bien boire et fumer avec vous, mais j’aimerais continuer à vous appeler Monsieur par respect.
– Comme vous voulez, c’était pour vous mettre à l’aise. Je vous écoute John.
– Depuis que je suis tout petit mon père, qui est un homme bon, me répète inlassablement cette phrase et j’en ai fait ma ligne de vie :
« Tu ne seras heureux
qu’en méritant ce que tu as»
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