Norah : Chapitre 1

Roman Norah de Gilles Deschamps chapitre 1

Norah une roman de Gilles Deschamps

 

 

20mn : Paul se lève et attrape le classeur Béleaux-Pneus. Il doit revoir leur bilan avant de l’envoyer à la signature.

10mn : Paul est devant son clavier. Il saisit les derniers chiffres de la demande de prêt de la Boulangerie Simo.Mais que fait-il dans ce boulot ? Ce métier de banquier est bien loin des rêves qu’il avait jadis.

5mn : Paul regarde sa montre. Encore quelques minutes avant le prochain rendez-vous. Il a juste le temps de regarder les résultats de la dernière épreuve de la coupe du monde de ski en Autriche. Tandis qu’il tape les mots clés Descente Kitzbuhelsur le moteur de recherche, il se rappelle ce choix cornélien qu’il avait eu à faire à 17 ans : Partir en Sport-études-ski à Tignes ou se lancer dans des études bien rangées.Bien entendu, sur les conseils avisés de ses parents, il avait choisi la sécurité.

1mn : Paul jette un rapide coup d’œil au prénom de sa prochaine cliente : Liliane, se lève, et, avant d’ouvrir la porte, entrouvre deux lattes du store de la petite fenêtre qui le sépare de la salle d’attente, afin de se faire une petite idée sur cette fameuse Liliane. Il ne peut se tromper, une seule femme attend en train de lire un magazine, elle a une très belle allure, ses longs cheveux blonds tombant sur ses épaules lui cachent le visage.

1s : Paul s’apprête à laisser retomber le store pour ouvrir la porte quand la belle jeune femme blonde lève la tête dans sa direction. À la seconde où il voit son visage, Paul reconnaît Lily.Pris de panique, il court à son bureau, parcourt à la vitesse de la lumière son agenda afin de vérifier à nouveau le prénom de son rendez-vous et soudain tout devient clair : Lily,c’est le diminutif de Liliane et ce nom qu’il ne connaît pas, c’est celui de son mari. En une fraction de seconde tout le passé de Paul est en train de remonter sans qu’il ne puisse rien y faire, un peu comme si le barrage d’un lac venait de céder et que l’on assiste impuissant à l’inondation.

*

Il avait huit ans, assis sur le banc de sa classe, Bouboule, comme aimaient le surnommer ses camarades, regardait cette jeune fille blonde dont il était éperdument amoureux. Oh ! ce n’était bien sûr qu’un amour d’enfant, mais il ne pensait qu’à elle, cette fille c’était Lily. Jusqu’à la fin du collège il allait l’aimer en silence, sans jamais oser ne serait-ce que lui parler, se trouvant difforme à côté de ses courbes si parfaites.

Quand leurs chemins se séparèrent pour aller au lycée, Paul se fit la promesse que s’il la recroisait un jour, il serait svelte et aurait un boulot extraordinaire, de manière à l’éblouir.

*

Que faire ? Il lui faut vite trouver quelque chose. Il ne peut la recevoir là dans cet état. Miracle, la solution va passer par Henri, son voisin de bureau. Heureusement il y a une porte entre les deux pièces. Paul entre comme une furie dans celui de son collègue :

– Henri, il faut que tu prennes ma cliente s’il te plait, tu m’enlèverais une épine du pied. Je dois rendre le contrat Fribourgdans dix minutes et j’ai totalement oublié de vérifier certains paramètres.

– Ok, mais je prends ta com !

– Pas de problèmes ! Ce que tu veux ! Merci encore, tu me sauves la vie.

Une fois dans son bureau Paul ne peut s’empêcher de penser à Lily qui est là, juste derrière ce mur et lui qui n’a aucune possibilité de la voir. La déprime le gagne, quand une idée lumineuse lui passe par la tête. Il se lève, part en courant vers la porte qu’il ouvre en trombe, se ressaisit soudain car le personnel trouverait ça louche, et, à la façon d’un félin, gravit quatre à quatre les marches le menant au premier vers la salle de surveillance.

Heureusement, il n’y a personne, Paul entre dans la pièce, prend soin de bien refermer la porte, sélectionne l’écran du bureau d’Henri, enfonce le bouton et Lily lui apparaît sur le mur d’écrans…  mais de dos. Et oui, il n’a pas de chance sur ce coup-là, il en avait très exactement une sur deux. Si seulement elle avait choisi l’autre fauteuil !

Et soudain, Henri semble demander à Lily de vérifier une clause du contrat, elle se lève, se penche sur le bureau et au moment de se rassoir semble se dire que l’autre siège est beaucoup plus près. Maintenant elle lui fait face. Par écran interposé Paul tombe en arrêt devant ce visage qu’il n’a pas revu depuis une quinzaine d’années. Lily est toujours aussi belle. Son cœur s’emballe, s’embrase, s’enflamme, se consume en un instant. Tous les sentiments qu’il croyait à jamais enfouis dans la Boite à Souvenirsde ses jeunes années, ressortent à présent et le submergent littéralement.

Lily, elle, n’a pas changé, mais lui : oui. Il n’est plus le petit gamin rond comme un ballon, celui dont tout le monde rigolait en l’appelant : Le Gros.À présent il est sportif, plutôt bel homme s’il en juge par les regards de ses collègues féminines. Par contre il a abandonné ses rêves, il voulait être champion de ski et écrivain à la fois. Il ne peut se présenter à elle en tant que banquier, non pas que ce métier soit honteux, mais bien parce qu’il a honte de lui, honte d’avoir baissé les bras.

Quand Lily referme la porte du bureau d’Henri, Paul reste prostré devant l’écran, le regard dans le vide et la douloureuse impression qu’il passe à côté de sa vie.

*

Pendant les deux jours qui suivirent, Paul fut obnubilé par ce sentiment. La vision de Lily avait été un électrochoc. Il devait changer quelque chose, trouver un nouveau sens à sa vie et les quarante-huit heures du week-end n’allaient pas être de reste dans l’élaboration de son plan.

Six mois auparavant, il avait touché en héritage une somme rondelette qu’il avait, en tant que bon banquier, placé sur différentes actions lui rapportant chacune de petits dividendes qui mis bout à bout lui assuraient un complément de salaire non négligeable. Mais ça ; c’était le Paul d’avant, le Paul prévoyant, le Paul frileux, le Paul rempli de parachutes de sécurité. À présent le nouveau Paul voulait être intrépide, voulait vivre en prenant des risques, ne voulait plus se soucier de l’avenir. Puisqu’il fallait se rendre à l’évidence quant à la possibilité de devenir champion de ski, vu son âge, il n’était par contre pas trop tard pour devenir écrivain. Il avait assez d’argent pour tenir trois ans sans salaire s’il démissionnait. Comme on ne change pas sept ans de travail à l’agence en claquant des doigts, Paul fit marcher une dernière fois son cerveau de banquier : un an pour écrire le livre, un an pour trouver un éditeur, six mois pour commencer à vivre de sa plume et six mois de battement au cas où, le compte était bon

*

7h30 : Lundi matin. Dès l’ouverture de la banque Paul file directement au bureau du directeur.

7h32 : Il est assis en face de ce dernier, lui expliquant qu’il démissionne.

7h35 : Son supérieur, en bon banquier près de ses sous, comprend très vite où est son intérêt quand Paul lui propose de lui faire cadeau de ses RTT, de ses congés payés et de son treizième mois, s’il peut partir tout de suite.

7h37 : Paul récupère dans son bureau les trois ou quatre affaires qui ont accompagné sa vie dans la banque : un calendrier de paysages de montagnes, un trophée de ski, deux CD de jazz qui le berçaient quand il travaillait sur des dossiers épineux, un mug jaune et son portable.

7h41 : Il passe la tête dans l’entrebâillement de la porte d’Henri, pour lui souhaiter une dernière fois une bonne semaine et lui apprendre qu’il part, devant les yeux ahuris de son futur ancien collègue.

7h44 : Paul franchit définitivement la porte de sa banque, s’arrête, arrache sa cravate, la donne au premier passant venu et hurle de bonheur. Un bonheur de libération, un de ceux qui vous fait dire : La vie est belle etqui vous font réaliser : Je vais enfin pouvoir commencer à vivre. À présent son seul but est de devenir écrivain, afin de pouvoir dire à son amour d’enfance le jour où il la recroisera :

*

« Bonjour Lily, tu te rappelles de moi ?

Moi c’est Paul  »

 

 

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